C'était début février.
A la fin d'une journée de formation pour instructeurs MBSR, nous faisions le classique tour de table.
Spontanément, j'ai alors exprimé le sentiment de responsabilité que je ressentais, à mon niveau, "d'élever le niveau global de conscience de l'humanité".
Rien que ça!
J'étais sincère. En tant que méditant et instructeur, je pratique tous les jours, je participe à des retraites en silence, j'enseigne des cycles en huit semaines, des ateliers découverte, des séances d'une heure, je mets en ligne des méditations gratuites sur Insight Timer. Ce sont autant de graines de pleine conscience qui pourraient prendre racine et grandir chez les participants, chez moi, le moment venu et à leur rythme. Et effectivement, cela augmente, très doucement certes, le niveau global de conscience de l'humanité. Et je me suis souvenu d'avoir il y a longtemps lu ceci :
Même si une seule personne s’assoit en méditation, elle change le monde entier. (le maître Zen Dôgen, dans le Bendowa)
J'avais alors lu cette phrase sans vraiment la comprendre, la trouvant même un peu "too much", comme le battement d'aile du papillon sensé provoquer une tempête à l'autre bout du monde.
A présent, intuitivement je commence à en saisir le sens, éprouvant depuis que je médite régulièrement l'existence et l'importance de l'interdépendance.
Cependant, j'étais alors loin de me douter de ce qui nous attendait un mois et demi plus tard. La pandémie. Le confinement. L'arrêt massif des activités humaines. Les animaux sauvages qui se baladent dans les rues. La pollution qui chute de manière brutale et spectaculaire, à la grande joie des thuriféraires de la décroissance.
Et pendant ce temps, nous voici presque tous terrés chez nous, à attendre et redouter le pic de la pandémie, à espérer son reflux progressif, entre le télétravail, pour ceux qui peuvent le faire, et l'angoisse déversée massivement et en continu par les chaînes d'information.
Et là que faire? J'ai la chance d'être confiné dans des conditions enviables, dans un appartement assez grand pour nous quatre, avec un balcon de dimensions suffisantes pour y déjeuner avec vue sur les arbres et les collines devant nous. La connexion à Internet fonctionne bien et ma femme et moi pouvons télétravailler. Nos deux enfants sont des ados plutôt faciles qui marchent pratiquement tout seuls au collège. Cerise sur le gâteau, le supermarché et la boulangerie sont à deux cents mètres. Bref, pas de quoi se plaindre.
Eh quoi? Je suis instructeur de méditation ou pas? Ne serait-ce pas le moment de faire quelque chose pour sauver le monde (sans rire)?
Et donc, je reprends les séances de méditation que j'anime au CE de mon entreprise deux fois par semaines en visioconférence. J'ajoute deux autres séances ouvertes à tous, gratuitement. Puis finalement j'ouvre celles du CE à tous (pas de raisons), j'enregistre et mets en ligne des méditations guidées. Bref, je m'active, je fais ce que je pense pouvoir faire pour que les gens ne craquent pas avec l'impression de tourner en rond comme des poissons rouges dans leur bocal ou des hamsters dans leur roue. Je tente de maintenir du lien, réservant une partie des séances pour que les participants puissent s'exprimer, voire vider leur sac ou craquer un bon coup.
Au début, cela semble fonctionner, sans toutefois que les séances ne soient pleines à craquer. Puis, je constate peu à peu que seuls demeurent les habitués. Mes certitudes quant aux bénéfices perçus de la méditation et à sa popularité vacillent quelque peu. Je pensais naïvement que le confinement, joint à la gratuité et à la publicité sur les réseaux sociaux, aurait provoqué un afflux de curieux, dont au moins une petite partie aurait adopté la pratique.
A mesure que le confinement s'étire, à grand coups de quinze jours supplémentaires et de déclarations gouvernementales, le pays, le monde même, s'interroge. Il y a ceux qui y voient la faillite de tel ou tel système économique ou politique et rêvent du Grand Soir ou d'un "monde d'après" radicalement différent. Il y a ceux qui paniquent en voyant arriver une crise économique sans précédent, tandis que d'autres appellent à un changement de paradigme où la santé, tant de la planète que de ceux qui y vivent, deviendrait centrale. Il y a aussi ceux qui, cyniquement, pensent que le monde d'après sera le même mais en pire, avec la nécessité économique et financière de "rattraper le temps perdu".
Et depuis que la pandémie semble, du moins en Europe, marquer le pas, un seul mot bruit dans tous les média, comme un murmure insistant court sur le feuillage des arbres : déconfinement!
Un frémissement, palpable, commence à se propager, avec en point de mire en France la date du 11 mai. Bien qu'il soit évident que tout ne reprendra pas d'emblée "comme avant", cette date semble bien cristalliser tous les fantasmes. Comme si, depuis le 17 mars, la "vraie vie" avait été mise entre parenthèses.
Et pourtant, est-ce vraiment le cas? N'y avait-il pas là une occasion de se poser et de se centrer sur ce qui est vraiment essentiel? A savoir, la vie, tout simplement. La nôtre, celle de nos proches, de nos anciens. Et par extension, celle de toute la planète. Il s'en est trouvé pour se réjouir que nous ayons réalisé la transition écologique en six semaines. Hélas, nous savons bien que c'est inexact. Nous avons juste, par force, appuyé sur le grand bouton "Pause". Nous en avons constaté les effets, mais le plus dur reste à faire, à savoir comment reprendre une activité décente de manière moins impactante.
A quoi va ressembler ce monde, quand la grande roue des activités humaines va se remettre à tourner? Pour être franc, je n'en ai pas la moindre idée. J'espère bien sûr qu'il sera un peu plus conscient des causes et conséquences, et que les fameux "indicateurs" n'en seront plus seulement économiques, que l'on y tiendra effectivement compte de la santé globale de la biosphère, voire du bonheur que mesure obstinément le Bhoutan (le BNB: Bonheur National Brut). J'espère que ce monde dépassera la notion étroite du progrès selon cet extrait plutôt cash(!) d'un ouvrage de 1977 (déjà...)
Le progrès tient lieu de religion et l'argent de sacrement.(Taisen Deshimaru dans "Zazen, la pratique du zen ")
Et donc la méditation dans tout ça?
En nous proposant de regarder en nous même sans détour, sans jugement, avec une lucidité qu'on pourrait qualifier d'implacable, elle nous met à nu. Il n'y a nulle part où aller, nulle part où se cacher. Et il n'y a même plus de raison de se cacher ou de faire semblant, puisqu'il n'y a pas de jugement (et surtout d'auto-jugement : c'est sans doute le plus difficile!)
Peut-être pouvons nous alors prendre conscience. Prendre conscience de nos aspirations profondes, de la manière dont nous les mettons (ou pas) en œuvre. De l'impact de nos actes sur nous mêmes comme sur les autres. Servent-ils nos véritables aspirations? Dans quelle mesure sommes nous authentiques, dans quelle mesure faisons-nous semblant? A quel prix pour nous comme pour les autres?
Quand faisons-nous cet examen en profondeur de nous même? Jamais pour certains. Pour d'autres, lorsque la vie leur met une grande claque : deuil, séparation, perte de tous ordres, approche de la mort contraignant à appuyer sur le fameux bouton "Pause".
Cette introspection peut amener des remises en causes assez profondes de notre mode de vie, et c'est sans doute pour cela qu'elle peut effrayer. Nous secouons alors la tête comme pour sortir d'un mauvais rêve et "laisser là ces bêtises" (pour rester poli...)
Et là, nous avions, nous avons encore pour quelque temps le bouton "Pause" enfoncé par la force des circonstances. Et tout comme nous le suggère l'écriture chinoise, où le caractère pour le mot "crise" est similaire à celui du mot "opportunité", c'est peut-être l'occasion, si nous le sentons, si nous le voulons, d'en profiter pour effectuer une telle recherche intérieure.
"Si nous le voulons". Là est toute la question. Je pratique la méditation avec un tel enthousiasme, j'en ressens de tels bénéfices que je me suis senti appelé à l'enseigner pour en partager les bienfaits que je ressentais pour moi-même. Toutefois, je ne puis que proposer. Semer des gaines. Je n'ai pas à forcer pour qu'elles s'enracinent, ni à tirer sur les pousses pour qu'elles grandissent plus vite.
Alors je sème en souriant. Tant mieux si certaines graines trouvent un terrain favorable et germent. Je ne sais pas si la méditation peut sauver le monde. Mais je suis convaincu qu'elle peut y contribuer pour celles et ceux à qui elle convient. Et j'apprivoise et modère l'expression de mon enthousiasme pour éviter qu'il ne soit trop envahissant, car :
Ne vous demandez pas ce dont le monde a besoin. Demandez-vous ce qui vous éveille à la vie, puis faites-le. Car ce dont le monde a besoin, c’est d’êtres qui s’éveillent à la vie. (Howard Thurman, philosophe)
Et je pratique, encore et toujours, simplement parce que cela m'éveille à la vie. En espérant modestement que cela en donne l'envie à celles et ceux qui sentiront que cela peut leur être bénéfique. Car :
Hier, j’étais intelligent et je voulais changer le monde. Aujourd’hui, je suis sage et je me change moi-même. (Djalâl ad-Dîn Rûmî, poète et maître Sûfi)
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